LE SAVOIR COMMENT FAIRE

Bruner, J.S.

Dans L'éducation, entrée dans la culture, Paris, Retz, 1996, p. 187-197:

-L'esprit est un prolongement des mains et des outils que nous utilisons et des travaux auxquels nous les appliquons;
-Une culture fournit un rebus à l'activité cognitive et au développement cognitif. Rebus exprime la manière dont les choses et non les mots régissent parfois avec nos actes;
-Faire partie d'une culture, c'est aussi accomplir un certain nombre d'actes exigés par les choses qui nous entourent;
-En quoi un travail, une activité ou, plus généralement une praxis constituent-ils un prototype d'une culture?

Pensée et Langage de Vygotsky contient un épigraphe de Francis Bacon : "Nec manus, nisi intellectus, sibi permissus, multam valent; instrumentis et auxilibus res perfecitur." Ni la main, ni l'intellect par eux-mêmes ne vous sont très utiles; les outils et les aides rendent parfois (ou complètent) les choses. Ces instruments et ces aides qui complètent les choses n'ont absolument pas le même rôle, lorsqu'il s'agit de donner forme à l'esprit, que le lexique ou la grammaire qui façonnent nos pensées. Il s'agit des instruments et des aides grâce auxquels, en première instance, nous définissons notre travail, avant même que nous le réalisions.

Ce que Francis Bacon et Lev Vygotsky voulaient dire, c'est que la praxis précède le nomos dans l'histoire humaine (et j'ajouterai dans le développement de l'homme). Pour dire les choses autrement, l'habileté à faire quelque chose n'est pas une théorie qui informe l'action. La compétence, l'habileté, c'est une manière de se comporter avec les choses, ce n'est pas quelque chose qui découle de la théorie.

Selon le modèle habituel, la compétence se situe très bas dans la chaîne du traitement de l'information. Il y a pourtant au moins deux bonnes raisons de prendre quelque distance avec cette conception péjorative, raisons que j'appellerai la conventionalisation et la distribution. Un exemple, il faut conduire à droite.

On a beaucoup discuté à la suite du célèbre article, devenu un classique, de Seeley et de ses collègues sur l'intelligence distribuée. L'essentiel de leur thèse consiste à dire qu'il est faux de situer l'intelligence dans un seul crâne. Elle existe également non seulement dans notre environnement personnel fait de livres, de dictionnaires et de notes, mais aussi dans les têtes et les habitudes des amis avec lesquels nous interagissons et même dans ce que nous avons fini par considérer comme socialement acquis. Harriet Zuckerman a découvert que l'on a beaucoup plus de chances de remporter le prix Nobel du seul fait que l'on a travaillé dans un laboratoire où quelqu'un l'a déjà obtenu. Cela a à voir avec le fait que l'on est entré dans une communauté dont on partage l'intelligence étendue. C'est ce partage subtil qui constitue l'intelligence distribuée. En accédant à une communauté. De ce genre, l'on n'est pas seulement entré dans un ensemble de conventions de praxis mais dans une manière d'exercer l'intelligence.

Parlons du problème de la représentation. Un ouvrage, Studies in Cognitive Growth, traite du développement cognitif. Selon cet ouvrage il y aurait trois moyens par lesquels les humains représentent le monde ou, mieux encore, trois moyens pour saisir ces invariants dans l'expérience et dans l'action que nous appelons réalité. Le premier est l'action; le second est l'image; le troisième se réalise au travers de la construction de systèmes symboliques.

A - L'action

Ce mode est essentiel pour guider l'activité, et particulièrement ce que nous appelons l'activité qualifiée. C'est le mode qui impose des fins ou des structures instrumentales au monde. C'est ce qui a amené Frederic Bartlett dans Thinking à voir dans le fait de penser (conçu principalement comme résolution de problèmes) une activité associée à la compétence et même à la compétence motrice.

B - Les images

Les images ne saisissent pas seulement la particularité des événements ou des objets; elles donnent naissance et servent de prototypes aux classes d'événements; elles fixent des repères auxquels on peut confronter les événements afin de les classer. Notre capacité à représenter le monde en terme d'images typiques et des similarités nous donne une sorte de structure préconceptuelle grâce à laquelle nous pouvons agir dans le monde.

C - Les systèmes symboliques

Prenons un exemple. La première chose que l'on apprend en observant une faculté de droit, c'est que tous vivent au cœur d'une contrée que l'on pourrait appeler le pays de la Procédure. Les actes judiciaires doivent être correctement remplis et ils doivent respecter une certaine forme : les dossiers doivent enregistrer les plaintes, les réponses aux plaintes se conformer à un modèle bien défini… Si le cas est jugé, les plaidoiries suivent un processus contradictoire et des règles bien établies régissent la question des preuves. Les procédures sont parfois en totale contradiction avec le bon sens : une règle veut ainsi que les faits soient absolument indépendants des termes de la loi, conception à laquelle ont rarement adhéré depuis un siècle physiciens et philosophes.

Le grand spécialiste de la jurisprudence qu'est Robert Cover a pu dire que la loi se manifeste en premier lieu, non pas comme un moyen de substituer de manière circonspecte des procédures à froid aux actes de vengeance brutale que l'on pourrait craindre de la part des parents de la victime mais plutôt comme un prolongement de l'action conjointe. La loi hébraïque était un prolongement de l'action des groupes qui partageaient la même croyance et avaient en commun un dieu et une communauté et qui se sentaient liés par des liens de famille. Ils n'avaient pas besoin de concepts abstraits comme ceux de justice ou de droits. Ils n'avaient besoin que d'un peu de pratique. Cover affirme que les concepts abstraits n'ont été développés qu'avec le début de la première diaspora.

Dans la loi saxonne, la cour se conforme aux décisions rendues dans le passé dans des cas similaires. La loi ne procède pas de principes déductifs mais elle renvoie à un précédent. Nous utilisons ces précédents non pas en énonçant des principes supérieurs mais en les exemplifiant sous formes d'actions concrètes.

Il n'est pas facile de changer les manières de faire lorsqu'elles finissent par être institutionnalisées, non seulement dans la loi mais aussi dans les habitudes de ceux qui en sont arrivés, de manière totalement inconsciente, à s'en remettre aux procédures les plus lourdement sédimentées de la loi. Elles donnent une cohérence bien lourde mais tout à fait nécessaire à notre culture.

Un dernier mot sur la représentation iconique et le monde des images. J'ai le sentiment que le fait de montrer constitue la technique la plus efficace pour mettre en œuvre l'un de ces modes liés à l'action par lesquels nous affrontons le monde : il suffit pour s'en convaincre de voir l'impact des photos représentant un enfant biafrais au ventre gonflé. Les images figent l'action et en font un récit. Lorsque l'action de l'homme parvient à s'exprimer en mots, ce n'est pas sous la forme d'une formule universelle et intemporelle qu'elle le fait mais sous la forme d'histoires qui relatent les actions entreprises, les procédures suivies, etc.